Comme prétexte pour vous en parler je prends mon journal (papier) préféré qui nous propose une attaque frontale contre la blogosphère, ce qui nous change des petites flèches de côté qui ont eu cours dans la dernière année.
Épidémie blogueuse
Christian Rioux, dans le Devoir de vendredi (eh oui, vous pouvez le lire en ligne) a signé un mordant billet d'humeur sur "la société des blogs" (et, admettons-le, c'est assez franc, parfois juste, mais trop corrosif pour de pas refléter une frustration) sur "l'épidémie blogueuse" (avouez que l'expression est bien trouvée) qui ne génère que "zappage numérique", "médiocrité" et rien de moins qu'une "grave régression intellectuelle".
Essayons d'y voir clair le temps d'identifier une source d'incompréhension sur la blogosphère et proposons ensuite une nouvelle métaphore plus pratique pour débloquer la situation...
Je vous laisse le temps de le lire (843 mots), le croissant à la main (joignons l'utile à l'agréable), et on se retrouve au paragraphe suivant.
Dissonance cognitive
D'emblée, l'auteur se traite de "dinosaure", comme pour excuser ce qu'il aura à dire et cite une entrevue avec Prenski, que signe Michel Dumais en guise de cadeau de retour comme collaborateur spécial dans les pages du journal, sur les natifs et les immigrants du web.
Selon Prensky, les jeunes seraient des "natifs" des nouvelles technologies, car, comme Obélix, ils seraient "tombés dedans". Pour les autres, ce ne sont que des "immigrants" qui ont dû tout réapprendre pour vivre dans ce Nouveau Monde...
Rioux serait donc un "dinosaure", voué Ã l'extinction s'il ne s'adapte pas. Mauvais diagnostic, comme on le verra plus loin.
Sur le thème de Prensky, on peut lire avec profit ces pièces --tiens, je vais faire exprès-- sur la blogosphère, lieu où l'on retrouve, selon Rioux, un "ramassis de banalités et d'énormités souvent sans nom" (et ne on ne peut le lui reprocher sur le fond, mais il a tort dans les faits):Résidents versus visiteurs
- « Immigrants et natifs numériques», un bref résumé par une bibliothécaire un peu geek et très curieuse.
« Génération Digital Natives », petite histoire d'une génération spontanée ou Lamarck au pays des TICE.
- « Comment les jeunes vivent-ils et apprennent-ils avec les nouveaux médias ? », un billet d'Hubert Guillaud plus fouillé et allant au-delà des concepts de base.
Pour retourner aux sources, vous pouvez relire Prensky:
- « Digital Natives, Digital Immigrants», PDF 2001
- « The Emerging Online Life of the Digital Native », PDF 2004
À quoi rime de dire que les "jeunes" sont "natifs" par défaut?
Oui l'accès aux nouvelles technologies est plus prégnant pour cette génération, mais il ne provoque ni usage prescient spontané, ni compréhension transcentale: la plupart sont tout aussi "clueless" que n'importe quel "newbie" de 40 ans et plus devant Twitter, FaceBook et le Web 2.0...
Il est de loin préférable de voir le territoire numérique peuplé de "résidents" auxquels s'adjoignent par vagues temporaires des "visiteurs".
Les "résidents" habitent une ville numérique, comme d'autre la cité politique, et connaissent bien tous les us et coutumes, les recoins et les raccourcis, les rabais et les pièges de ces lieux. Ces habitants construisent les divers quartiers de cette ville nouvelle.
Les autres, les visiteurs, ne seront que de perpétuels touristes, puisqu'ils "habitent" ailleurs, hors ligne, dans d'autres sphères de l'activité humaine.
Rioux est un junky de news, de politique et de culture d'élite qui constituent son pain quotidien. Il est un impénitent résident de cette autre sphère, celle de l'actualité politique et de la culture d'élite, qui sait reconnaître les touristes qui s'aventurent dans "sa" ville.
Les visiteurs du numérique, ces touristes, envahissent la cité numérique au gré des saisons de vacances de leurs sphères d'activités principales à la recherche de quelque repos ou pour se ressourcer. Certains vont y devenir résidents, mais la plupart resteront plus ou moins "étrangers" aux us et coutumes de cette ville.
Nous sommes tous les touristes de quelqu'un d'autre
Cette métaphore est beaucoup plus prêt de la réalité en ce sens, que la démographie des résidents e des visiteurs ne recoupe pas nécessairement la séparation entre les générations.
Croire le contraire relève du jeunisme. Certains jeunes sont aussi "dinosaures" que Rioux si moindrement leur vie ne se centre pas autour d'internet. Il est préférable de dire qu'ils sont des visiteurs. On excusera plus facilement s'il ne se retrouve pas facilement dans la ville...
Sur ce thème, je réfère ces liens
- "Visiteurs et résidents" de Jean-Michel Salaün qui résume David White, "Not 'Natives' & 'Immigrants' but 'Visitors' & 'Residents'," TALL blog, juillet 23, 2008
Je soupçonne toutefois que Rioux ressemble au touriste européen qui vient visiter Montréal "pour ses beaux bâtiments" et qui apporte avec lui sa façon de ne pas être dépaysé.
Il déplore dans sa tournée de la cité la médiocrité des "nouveaux contenus", comme le touriste déplore la médiocrité de l'architecture locale, avant de comprendre qu'il doit d'abord baisser sa caméra et se mettre à converser avec les habitants. Ceux qui connaissent Montréal comprennent de quoi je parle.
Je reviendrai peut-être plus tard, dans d'autres billets, sur les divers autres critiques qu'il adresse aussi à la blogosphère, la plupart vraies sur le fond, mais faux dans les détails. Commençons seulement par enlever ces lunettes qui déforment la réalité et embrouillent les esprits.
L'auberge digitale
Internet est une auberge espagnole et on y trouve ce qu'on y apporte. Il existe effectivement des "résidents", qui ne sont pas autre chose que des "visiteurs" de longue date, qui vivent dans cette ville numérique et certains visiteurs viennent régulièrement grossir leurs rangs.
Cette métaphore de la ville résout bien des problèmes: une ville est composée de plusieurs quartiers, chics, paumés, dangereux, ennuyeux, branchés. Réduire la ville a un de ses quartiers ne donne en rien un bon aperçu. Et tout mettre sur le pied non plus...
Quand il dit que dans la blogosphère, "la parole de l'expert vaut celle de [sa] concierge", c'est comme dire Paris ne vaut rien, car, "les Champs Élysées côtoie la Goutte d'or". Non, mais! Ce sont deux quartiers différents, avec des attraits différents.
Le visiteur bourgeois qui se perd dans le XIXe n'a qu'Ã avoir une meilleure carte, comme le visiteur honnête qui s'ennuie de voir la débauche des m'as-tu-vu sur les Champs n'a qu'Ã se faire suggérer des endroits plus intéressants.
Les bas fonds du RSS
Quand Rioux trouve qu'il y a trop quartiers "mal famés" dans la blogosphère, ces "tribunes téléphoniques permanentes sans modérateur", il oublie qu'il n'est plus dans un monde de "radiodiffusion" -où le contenu éditorial est une norme- mais, d'une certaine façon, directement dans la centrale téléphonique écoutant toute, virtuellement toutes, les conversations qui ont lieu simultanément. Juger la pertinence de la sphère "téléphonique" dans sa totalité n'a aucun sens.
Que Rioux ne trouve pas son quartier approprié à ses goûts est un autre problème. Sauf à vouloir rester ce touriste impatient de revenir chez lui, il est normal qu'il doive s'attendre à trouver autre chose.
En premier lieu, reconnaître qu'il n'y a pas qu'une blogosphère, mais des blogosphères. Et que s'il traîne dans les endroits de "commentaires spontanés lancés à tort et à travers", c'est comme traîner la nuit à Pigalles et de détester la faune présente...
Qu'on ne se trompe pas: il a raison de trouver que les Pigalles sont un trop nombreux dans la blogosphère. Il a tort de ne pas penser qu'il existe des havres de civilisation dans cette cité. Chacun a à fabriquer sa carte des lieux.
Dans un espace limité comme en "radiodiffusion", où l'espace est rare et chaque auteur occupe la place d'un autre, on peut critiquer. Dans un espace infini comme sur le web, il y a de la place pour tous et personne n'empêche l'autre d'être au centre.
La blogosphère est une cité où son centre est partout. Il faut prendre le temps de trouver son centre. Le reste, on ne le visite pas...
Plus de lecture
-"The Internet as a City: Thoughts on the Connected Brain"
- "Hanging Out, Messing Around, Geeking Out": A Conversation with the Digital Youth Project (Part Two)
- "Are digital natives a myth or reality?: Students' use of technologies for learning" PDF Glasgow Caledonian University, UK dont il existe une présentation courte : "Myth Of Digital Native: Students' use of technologies"
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